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Déconfiner l’Eglise pour le monde d’après

La Provence 31.05.20 20 Jean-Claude Escaffit
Ainsi les chrétiens ont-ils retrouvé le chemin de leurs églises. Émotion d’avoir renoué avec le goût perdu de la communion. Privés durant onze semaines de messes et de cultes, ils peuvent célébrer la dernière grande fête du temps pascal. Avec masques, quotas de fidèles limités et prières mezzo voce, cette Pentecôte là a un parfum d’étrangeté. Pour les catholiques les plus intransigeants, qui ont exigé le retour au culte via les tribunaux, cela sonne comme une revanche sur la République laïque. Laissant planer un malaise jusque dans les rangs des évêques qui ont alors affiché publiquement des divergences entre eux. Quant aux fidèles, ils se sont peu fraternellement écharpés sur les réseaux sociaux. Exacerbant des lignes de fracture entre d’inconciliables conceptions de la foi et de l’Eglise.

De quoi les catholiques ont-ils été le plus privés durant ces temps de disette ? De la communion eucharistique ? De la dimension fraternelle de la communauté ? Du partage de la « Parole de Dieu » ? Certains diocèses, comme celui d’Aix-Arles, ont mis en ligne des questionnaires, pour préparer le monde d’après. A quoi va-t-il ressembler ? Certains oiseaux de mauvais augure prédisent sa ressemblance à celui d’avant… en pire ! Dans l’entre-soi religieux, comme dans les domaines géopolitique, économique ou écologique, le règne du chacun pour soi risque d’évincer les rêves d’un monde plus solidaire.

 Les crises éclairent souvent d’une lumière crue les divergences et malentendus. Ainsi, les relations Eglise-Etat se sont détériorées, avec un gouvernement soupçonné de mépris à l’égard des croyants. Il s’agirait plutôt d’une méconnaissance des religions, reléguées souvent au seul espace privé. Relation abîmée aussi avec les autres confessions (les protestants, juifs et musulmans) qui déplorent le cavalier seul catholique dans sa demande de déconfinement. Enfin, tensions à l’interne où nombre de catholiques conciliaires regrettent que la parole publique de l’Eglise soit réduite, avec cette crise, à la seule revendication de culte. Un modèle clérical qui oublie aussi ces laïcs privés de messe ici ou là-bas, par manque de prêtres ou de liberté, et qui vivent pourtant des chemins spirituels inventifs.
Aujourd’hui, il s’agit de refaire l’unité entre les nostalgiques d’une certaine chrétienté, obsédés par le déconfinement de leurs églises et ceux qui souhaitent plutôt déconfiner l’Eglise, pour la faire entrer dans le monde d’après. Sacré défi.    

Se déconfiner grâce à la presse de proximité


Jean-Claude Escaffit, journaliste, ancien médiateur de la rédaction de La Vie (groupe Le Monde).  

C’est un Paradoxe. Moins les médias traditionnels sont jugés crédibles par les Français, plus les fake news progressent sur les réseaux sociaux. Au baromètre annuel, le taux de confiance vis à vis de  la presse diminue chaque année un peu plus ! Selon le sondage Kanta-La Croix 2020, 71{6e8d2247ebfffa752cf2ddc5df7bc8ac5aedbce1d2c6f6869a0181304bfba48d} de nos compatriotes estiment que les médias « ne rendent pas mieux compte de leurs préoccupations ». 46{6e8d2247ebfffa752cf2ddc5df7bc8ac5aedbce1d2c6f6869a0181304bfba48d} font confiance à la presse écrite et moins de 10 {6e8d2247ebfffa752cf2ddc5df7bc8ac5aedbce1d2c6f6869a0181304bfba48d} lisent un quotidien. Dans l’ère du soupçon généralisé, la télé n’obtient que 40{6e8d2247ebfffa752cf2ddc5df7bc8ac5aedbce1d2c6f6869a0181304bfba48d} de crédibilité. Si elle demeure la principale source d’information (pour 50 {6e8d2247ebfffa752cf2ddc5df7bc8ac5aedbce1d2c6f6869a0181304bfba48d} des Français), son audience ne cesse d’être grignotée par Internet. En 2020, 33{6e8d2247ebfffa752cf2ddc5df7bc8ac5aedbce1d2c6f6869a0181304bfba48d} des Français, dont 75{6e8d2247ebfffa752cf2ddc5df7bc8ac5aedbce1d2c6f6869a0181304bfba48d} des 18-24 ans, n’ont que cette source numérique d’information !
Durant cette crise, on a vu circuler sur les réseaux sociaux des « informations » extravagantes. Une vraie épidémie de fake news, qui font le lit du complotisme. Dans un monde où la rumeur prend le pas sur l’information, où le réflexe et l’émotion font office de réflexion, la presse joue pourtant un rôle essentiel. Elle livre une info, certes située, mais généralement fiable. Parce qu’elle cite ses sources, les vérifie et qu’elle doit rendre des comptes, y compris à la Justice. Moins prise par la dictature de l’immédiateté et du commentaire permanent, talon d’Achille des chaines d’info continue, la presse écrite est en ce sens irremplaçable. C’est l’honneur de nos démocraties que d’avoir une presse libre et pluraliste.
Durant le confinement, notre quotidien régional a accompli un travail  remarquable. Nous livrant, au delà de l’écume des jours, des clés de lecture des événements, débusquant des initiatives proches et solidaires, des innovations exemplaires, offrant des points de vue différents, d’utiles infos pratiques et espaces de respiration… En ce temps d’incertitude et de chacun chez soi, ce travail délicat a pu maintenir un précieux lien social et élargir notre regard. En un mot, La Provence a joué  un rôle de… déconfinement. A rebours de l’enfermement de réseaux aux tendances claniques.
Loin d’être un thuriféraire professionnel, il me semble nécessaire de promouvoir, avec vous amis lecteurs, cette indispensable presse de proximité, particulièrement auprès des plus jeunes. C’est une condition de sa survie.

Pâques à la maison, le pape au balcon

La Provence : parution dimanche de Pâques 2020.
Les leçons d’un carême confiné.

C’est assurément inédit dans l’histoire de la chrétienté. Des églises partout désertées et les fidèles relégués à une oppressante intimité. A l’unisson d’une humanité sous cloche, Pâques, la plus grande fête chrétienne reste aussi confinée. Un peu comme au temps du christianisme primitif ou dans ces contrées qui interdisent aux « nazaréens » tout droit de cité. Mais à l’échelle d’une planète, cela n’était jamais arrivé. Image saisissante que celle de ce pape chancelant, seul face à une place Saint-Pierre bourdonnant de silence. En cette soirée de carême, il porte au bout de ses bras fatigués le Christ offert en ostensoir et le poids d’un monde souffrant. Seul encore, en ce dimanche pascal, pour la traditionnelle bénédiction sur la ville et le monde. François au balcon et Pâques au tison, en mode confiné !
Ces journées d’enfermement seront peut-être plus nombreuses que la quarantaine de jours préparant les chrétiens à Pâques. Mais, comme le dit Edgar Morin, le très laïque philosophe que j’ai eu la joie de fréquenter, « le confinement pourrait être une opportunité de détoxification, qui nous permettrait de sélectionner l’important et rejeter le superflu, l’illusoire ». C’est exactement le sens du carême chrétien, temps de dénuement et de conversion qui repose sur le triptyque prière, partage, jeûne. C’est le manque qui donne du prix aux choses et permet un retour à l’essentiel. Comme le jeûne eucharistique qui prive le fidèle de communion dominicale. Les crises sont des miroirs grossissant de nos penchants. Elles peuvent être catalyseurs d’héroïsme et de sainteté, comme de bassesse et de lâchetés. Les exemples ne manquent pas dans l’actualité. Chez les chrétiens, la tentation existe aussi de fuir dans un fétichisme anesthésiant ou un consumérisme religieux effréné, via les écrans. Tentation dénoncée par certains évêques catholiques et pasteurs protestants.
Rester chez soi ne signifie pas chacun pour soi, pour autant. Allons nous sortir différents de cette traumatisante expérience ? Dans sa méditation du 27 mars, le pape François invite tous les hommes à « saisir ce temps d’épreuve comme un temps de choix « . En écho, Edgar Morin, appelant à un sursaut solidaire, souligne « le caractère anthropologique d’une crise qui nous fait profondément ressentir la communauté de destin de l’humanité… » Sacré défi existentiel à relever ! Et un message pour Pâques 2020, en somme.
Jean-Claude Escaffit

Unité des chrétiens : de nouveaux défis

La Provence 26.1.2020.
C’est un  rituel incontournable. Chaque année du 18 au 25 janvier se déroule la semaine de prière pour l’unité des chrétiens. Dans les diocèses de France et d’ailleurs, catholiques, protestants,  orthodoxes… se rencontrent pour des échanges et prières communes. Une approche encore timide entre « divorcés » qui, après quelques siècles de séparation,  ne savent pas trop comment se remettre en ménage. Pas question encore d’habiter sous le même toit. Ni même de partager le même repas. Si les protestants sont ouverts à l’hospitalité eucharistique, cela coince du côté des catholiques qui ne l’autorisent que de manière exceptionnelle. Quant aux orthodoxes, ils ne conçoivent l’intercommunion qu’une fois l’unité doctrinale réalisée. Les théologiens semblent piétiner et les fidèles campent dans l’indifférence à l’égard des autres Eglises.
Le risque d’un « schisme » catholique

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Aujourd’hui traversées par des fractures internes, les Eglises chrétiennes affrontent de nouveaux défis. Les orthodoxes sont écartelés entre les patriarcats de Moscou et Constantinople en conflit ouvert depuis l’indépendance de l’Eglise d’Ukraine face au « grand frère russe ». Les protestants historiques sont bousculés par l’expansion non conformiste des évangéliques. Et le spectre d’un schisme plane sur l’Eglise catholique. Le pape François, face aux virulentes critiques de conservateurs à Rome, aux Etats-Unis ou ailleurs, n’en a d’ailleurs pas écarté le risque. L’éventualité d’ordonner prêtres des hommes mariés dans certaines régions déshéritées comme l’Amazonie, a dernièrement  relancé les attaques. La parution, la semaine dernière, d’un livre du cardinal Sarah, « cosigné » par Benoît XVI, sonne la charge contre un tabou séculaire : le sacerdoce incompatible avec l’état matrimonial, selon eux. Les hommes mariés dans les Eglises catholiques de rite oriental (présents d’ailleurs aussi dans notre région) seraient-ils des prêtres au rabais ? Et ceux de l’Eglise des onze premiers siècles, parmi lesquels des saints ? Sans parler du mariage des pasteurs protestants, des prêtres orthodoxes et des femmes évêques anglicanes… Malgré une unité qui semble fort malmenée, des chrétiens dépassent les clivages confessionnels, dans un faire ensemble au service des plus pauvres, des droits de l’homme et de la prière. Et à Aix-Marseille, la radio chrétienne Dialogue RCF est la seule en France totalement œcuménique : dans ses programmes, comme dans sa gestion collégiale catholique, protestante, orthodoxe et arménienne. Témoignant ensemble d’un même Christ.

Les Eglises et la PMA : nouvelle donne

Provence 15.09.19

L’ouverture de la PMA à toutes les femmes, mesure phare du projet de loi bioéthique,  examiné dès le 24 septembre à l’Assemblée nationale, vient d’obtenir un premier feu vert de sa commission spéciale. Les opposants au projet ont annoncé une manifestation le 6 octobre. Mais il est probable qu’ils ne mobiliseront pas à la hauteur du million de personnes descendues dans la rue contre le mariage pour tous en 2013. Sans doute, parce que les lignes ont sensiblement évolué. Et que l’électorat chrétien connait une mutation. Certes, les représentants des cultes, auditionnés par la commission parlementaire, sont restés sur leur position. Les religions monothéistes dénoncent unanimement (sauf l’Eglise protestante unie) les conséquences du mariage pour tous sur la filiation. Pourtant elles présentent un éventail de positions beaucoup plus varié qu’il n’y parait. A commencer par le catholicisme traversé par des lignes de fractures. Ainsi, une majorité de fidèles rejoint l’ensemble des Français favorables à la procréation médicalement assistée pour toutes les femmes. Ce qui accentue le hiatus avec une hiérarchie décrédibilisée par les scandales pédophiles et défendant des interdits incompris (sur la contraception, l’avortement et la fécondation in vitro pour couples hétéro… ). Devenus défaitistes ou agacés par le durcissement d’une forte minorité d’identitaires (Manif pour tous, Alliance Vita…), nombre de catholiques ont délaissé la cause qu’ils auraient défendue il y a six ans. Il faut dire aussi que le contexte politique a changé. A la différence du quinquennat précédent, où ils s’étaient sentis méprisés par Hollande, les chrétiens n’ont cessé de recevoir des messages bienveillants de Macron. Européen convaincu, l’électorat catholique s’est alors détourné d’une droite qui l’a déçu. 43{6e8d2247ebfffa752cf2ddc5df7bc8ac5aedbce1d2c6f6869a0181304bfba48d} des pratiquants réguliers ont voté pour la liste LREM aux dernières élections (près du double du vote des Français) ! Est-ce à dire que si les oppositions sont souvent inaudibles, les problèmes sont pour autant résolus ? Loin s’en faut. Peu nombreux sont ceux à avoir une autorité intellectuelle et une clairvoyance sortie des postures idéologiques. Comme la philosophe Sylviane Agacinski, épouse de Lionel Jospin, qui nous met en garde contre une logique libérale faisant glisser immanquablement vers la marchandisation des corps, avec la GPA (1). Une idéologie en somme qui a troqué le droit de l’enfant contre un droit à l’enfant… à n’importe quel prix. (1) L’homme désincarné. Gallimard 2019. 

Algérie : en finir avec la guerre des mémoires.

Provence 5 mai 2019

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Le 11 mai la municipalité de Bollène (Vaucluse) a débaptisé la rue du 19 mars 1962,  date du cessez-le-feu en Algérie. Pour lui attribuer le nom de Hélie de Saint-Marc, un ancien officier putschiste.
Autant on peut comprendre le refus de célébrer l’anniversaire d’un événement qui n’a pas mis fin aux violences en Algérie, autant faut-il s’interroger sur les motivations de ceux qui, dans le Vaucluse, à Béziers ou ailleurs, veulent imprimer dans nos villes et nos mémoires une vision revancharde de l’Histoire.. Hélie de Saint-Marc est une personne estimable que j’ai eu l’occasion d’interviewer. Ancien résistant et déporté qui s’est égaré dans la sédition par loyauté envers ses chefs et ses harkis, ce commandant d’un régiment de parachutistes en 1961 a été arrêté et réhabilité depuis par l’Etat français. Mais il demeure post-mortem un symbole qui cristallise rancœur et polémiques.
Ne peut-on en finir avec cette instrumentalisation de l’Histoire qui alimente la guerre des mémoires ? En France, elles sont « communautarisées », tributaires des parcours familiaux et appartenances idéologiques. Au gré des commémorations, on a l’impression de ne pas évoquer la même guerre. Ballottés par des intérêts divergents et des lobbies influents, les Français restent englués dans des débats doctrinaires. Les uns enfermés dans la nostalgie d’une colonisation mythique et le déni des exactions de l’armée française, les autres figés dans une demande  de  repentance de notre passé colonial. C’est vrai chez nous comme en Algérie, où le FLN en a usé pour faire oublier ses gabegies. Histoire de se maintenir au pouvoir, il a cultivé le mythe du soulèvement d’un peuple uni derrière son parti libérateur. Mais le vent est en train de tourner.
Il n’est de devoir de mémoire sans devoir de vérité. À défaut d’une vision historique commune, ne peut-on regarder ensemble nos blessures et nos responsabilités ? Non pour renvoyer l’autre à ses errements. Mais pour solder les comptes de nos propres histoires. C’est davantage possible aujourd’hui avec les générations montantes et le travail commun des historiens de part et d’autre de la Méditerranée. C’est en tout cas une des conditions nécessaires d’une mémoire apaisée. La Provence 5 mai 2019

« L’affaire »Vincent Lambert, miroir de nos interrogations

La Provence 26 mai 2019

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Le nom sonne désormais comme un symbole en forme d’étendard : « l’affaire Vincent Lambert ». Comme si  son existence était réduite à un objet… de droit. Et son nom à une affaire. Depuis que sa vie a basculé, le 29 septembre 2008, avec un accident de voiture, cet ancien infirmier vit sur son lit d’hôpital, muré dans le silence.  Au rythme des déchirements de l’entourage et des coups de théâtre judiciaires, la question est de savoir si l’on doit couper la sonde qui l’alimente et l’hydrate depuis 11 ans.
D’un côté, son épouse affirme que la volonté de son mari serait de cesser tout acharnement de survie, recevant ainsi le soutien des défenseurs du  droit à l’euthanasie. De l’autre, ses parents, soutenus par des mouvements pro-vie,  utilisent tous les recours judiciaires pour s’opposer à l’arrêt des soins décidés par les médecins de l’hôpital de Reims.  Et, à l’instar des divisions de cette famille, nous naviguons entre deux redoutables écueils : les réactions émotionnelles et la posture idéologique.
Vincent Lambert est-il en fin de vie? Fait il l’objet d’un acharnement thérapeutique ? Est-il totalement inconscient ? Même les experts médicaux sont divisés. L’absence de preuve de conscience n’est pas une preuve d’absence de conscience. Tout en estimant que l’on est  dans l’obstination déraisonnable prévue par sa loi, Jean Leonetti en reconnait aussi les limites en l’absence de directives anticipées de la personne concernée(1). Qui  a alors la prééminence pour décider ? « Aucune loi dans aucun pays n’est en mesure d’éviter un tel conflit« , souligne l’association des soins palliatifs. Et s’il rappelle la dignité de toute vie,  l’archevêque de Reims, prochain président des évêques de France, reste prudent : « Aucune décision humaine ne peut être assurée d’être la meilleure ».
Peut-on juger alors une jeune femme dont la seule perspective de vie serait de rester au chevet d’un mari à l’état végétatif ? Et la pathétique obstination de parents qui ne se résolvent pas à perdre « leur » enfant ? Quelle serait également notre attitude au seuil de notre propre déchéance ? L’affaire Vincent Lambert est le miroir de nos interrogations sur la vie, la mort, la vulnérabilité… Et le moment venu, chacun de se retrouver face à sa conscience. Dans le silence.

Quelle alternative démocratique pour l’Algérie ?

La Provence 10/3/19

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N’ayant connu que l’image momifiée d’un président fantôme, des centaines de milliers de manifestants algériens ont décidé de conjurer la peur d’un régime policier et ce sentiment de lassitude qui cherchait une issue dans des rêves bardés de visas.
Majoritaire dans la population,  la jeunesse se réveille. Forte de deux millions d’étudiants, dont beaucoup ne trouvent aucun débouché, la société algérienne semble ne plus vouloir baisser les bras. Traumatisée par une guerre civile qui a fait près de 200 000 victimes dans la décennie 90, elle s’était tenue à distance des « printemps arabes » qui ont agité ses voisins. La jeunesse, qui n’a pas vécu cette période, n’a plus les appréhensions de ses aînés.
Faire renoncer Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel ? Certes. Mais pour déboucher sur quoi ? L’opposition démocratique est laminée. Les militaires qui tirent les ficelles du pouvoir depuis des années se livrent une lutte larvée. Et les islamistes, très présents dans les quartiers populaires, sont en embuscade.
Bientôt privé d’une  rente pétrolière qui achetait la paix sociale, le pays s’enfonce dans le marasme. Et les deux grands piliers de la société algérienne semblent se défier. Les militaires sont omni présents dans le paysage et les mosquées prolifèrent comme fleurs au printemps. Symbole de cette  montée en puissance de l’islam, la grande mosquée d’Alger, avec son impressionnant minaret de 265 m de haut et une capacité de 120 000 fidèles, est en passe d’être inaugurée. Gage donné aux religieux par un pouvoir à bout de souffle.
Pour l’heure, il s’agit de sauver la face d’un pays sans timonier depuis des années. La protestation prend pourtant une ampleur inattendue. Tous les scénarios restent ouverts.
Mais quelle alternative possible ? La société algérienne recèle des ressources insoupçonnées. Notamment chez les jeunes. J’ai pu le constater lors de l’encadrement d’un stage d’écriture journalistique à Alger, où il s’agissait de débusquer les créations économiques et culturelles d’une jeunesse inventive.
Reste à savoir si ce mouvement, aux accents de révolution de velours, peut se structurer. Ya-t-il des organisations ou des personnalités qui peuvent incarner ce désir profond de renouveau ? Sans qu’il soit dévoyé ou confisqué par des forces occultes, tapies dans l’ombre ? J-C. Escaffit La Provence 10.3.19

Algérie, le temps de la réconciliation ?

Devoir de mémoire, devoir de vérité

Conférence à l’abbaye d’Aiguebelle (Drôme) et à Rognes (Bouches-du-Rhône)
Avril 2015
Durant cet exposé, il va beaucoup être question de mémoire. Comme en ce moment, dans l’actualité : mémoire célébrée, recomposée, mémoire blessée, apaisée, devoir de mémoire, déni de mémoire…

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On a commémoré le génocide arménien, encore nié, 100 ans après, par le pays qui en a été l’instigateur. La mémoire ce n’est pas qu’une réminiscence du passé. Elle nous révèle nos comportements du présent. Elle permet aussi de construire l’avenir. Le philosophe Paul Ricœur, avec qui j’ai beaucoup travaillé sur la question du pardon pour un dossier du journal La Vie, me parlait à ce propos de « conversion de la mémoire ». « On n’efface pas l’événement, disait-il. Une personne qui est morte ne reviendra pas. Mais cette conversion de la mémoire permet à son tour un regard sur le futur. » Mais il n’y a pas de devoir de mémoire sans devoir de vérité, c’est ce que j’ai mis en exergue de mon livre Sur les traces du père – Questions à l’officier tué en Algérie.
Le choix d’événements mémoriels est révélateur de notre vision de l’Histoire et de nos relations humaines. A l’évidence, à propos de la guerre d’Algérie, notre mémoire est éclatée, communautarisée. Je voudrais revenir sur un anniversaire récent qui a fait couler beaucoup d’encre surtout à Béziers. Je veux parler du 19 mars 1962, qui commémore les accords d’Evian. Cette date d’un cessez-le feu théorique est rejetée par tous ceux qui dénoncent – à juste raison, d’ailleurs – la poursuite exponentielle des violences en Algérie. Certaines municipalités ont choisi de rayer le 19 mars 62 de nos rues et de nos monuments, voire de nos mémoires.
Au delà des arrières pensées électoralistes, au-delà des polémiques, on touche du doigt la difficulté en France de trouver une date pour célébrer la fin de ce conflit qui a traumatisé des générations de Français.
Chacun regarde cette histoire à travers son vécu personnel, son appartenance familiale ou idéologique. Au gré des commémorations et des récits, j’ai eu parfois l’impression que l’on n’évoquait pas la même guerre, l’impression d’évoluer dans des décors différents. Même à l’intérieur de nos propres frontières.
Est-ce qu’il ne serait pas temps de recoller les morceaux du puzzle, temps d’enterrer cette hache de guerre des mémoires qui ne fait que raviver blessures et ressentiment ? C’est ce qui a conduit ma démarche dans ce livre Sur les traces du père. Un récit personnel, qui veut revisiter la guerre d’Algérie, des deux côtés. Une histoire singulière qui rejoint la grande Histoire.
Ce récit est au carrefour de mon parcours de journaliste (à La Croix, puis à La Vie, ainsi que des collaborations régulières à France Télévisions, JDS). Au carrefour d’une expérience professionnelle et d’une quête beaucoup plus intime.
Mon père le capitaine Jean-Marie Escaffit, officier de carrière, a été tué en Algérie en Petite Kabylie en 1959. Il était à la fois chef d’une batterie opérationnelle (artilleur) et d’un poste SAS. Les Sections administratives spécialisées, ont été créées en Algérie pour se rapprocher de la population autochtone par des actions administratives, actions de scolarisation, de santé, d’aides diverses. Tout en cherchant à s’allier les bonnes grâces de la population et à obtenir d’elle des renseignements. On la chargeait aussi de réaliser ce que l’administration française n’avait pas pu ou pas voulu faire durant 130 ans, à savoir le recensement, la scolarisation d’enfants.
Mon père a été tué par un obus piégé. Quelques semaines avant sa mort, il avait été prévenu par le deuxième bureau de l’armée que son assassinat était programmé. Moi, je n’avais pas neuf ans et mon frère, presque sept ans.
La question m’est souvent posée. Pourquoi avoir attendu tout ce temps ? Pourquoi, de l’enfance à la retraite, est-ce que j’ai traversé les strates du temps sans chercher à en savoir davantage sur mon père ? Il faut vous dire qu’avec mon épouse, nous entretenons de solides amitiés de part et d’autre de la Méditerranée, particulièrement avec la Kabylie. Nous avons même, ironie de l’Histoire, un petit fils, Timon, qui a du sang kabyle.
Pourquoi avoir attendu cinquante-quatre ans pour replonger dans la mémoire blessée de ce conflit traumatique ? Je ne suis pas le seul. D’autres aussi ont attendu le crépuscule de leur vie pour se confier. J’ai tardé surtout parce que mon métier de journaliste m’avait amené à travailler sur ces dossiers et cela m’avait plongé dans une certaine perplexité. Et j’ai pris alors la mesure d’un risque : celui de faire vaciller le piédestal de héros familial. Papa cette icône intouchable, dont la photo est restée accrochée au mur de la maison pendant toute mon enfance et toute mon adolescence. Véritable statue du commandeur.
Mon père, ce héros… inconnu. Que savais-je de lui ? Lui que j’avais connu que quelques années entre les guerres d’Indochine et d’Algérie ? Ma mère, avec qui ils s’écrivaient tous les jours, avait brûlé toute la correspondance d’Algérie. Il ne demeurait qu’une centaine de diapositives. Images expressives, mais muettes.
Pendant des années, je croyais avoir fait mon deuil, avoir tourné la page.
Pendant plus de trente ans ce fut le silence… Comme finalement pour ce million et demi de soldats de retour en France. Il leur en a fallu du temps pour sortir de leur mutisme. Longtemps, ils sont restés enfermés dans des souvenirs indicibles. En gros, jusque dans les années 90, où l’on commence à percevoir une libération de la parole publique.
Mon métier de journaliste m’avait conduit alors à rencontrer divers témoins. Un officier SAS, le Père Maillard de la Morandais, qui a écrit « L’honneur est sauf » . Il y a eu aussi le film « La guerre sans nom » de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, qui faisait témoigner une quarantaine d’anciens appelés.
Puis il y eut diverses révélations sur la torture, en 2000. Bien sûr, j’en avais entendu parler auparavant. Mais le témoignage de Louisette Ighilahriz dans le Monde (face au général Ausaresse), a provoqué de nombreux témoignages dans nos journaux. Comme responsable du courrier des lecteurs à La Vie, je reçus un courrier abondant, près de 200 lettres, de tous secteurs du conflit. Souvent douloureuses. D’anciens militaires, surtout des appelés, y livrent pour la première fois ce qu’ils n’ont jamais osé dire auparavant. Les cris dans les casernes, la vision des suppliciés. Et parfois aussi leur lâcheté de ne s’être pas insurgés, voire d’en avoir été complices. Une litanie d’examens de conscience pointant du doigt un système de valeurs qui s’était fissuré de l’autre côté de la Méditerranée.
Chargé par mes confrères, les médiateurs du Monde et de France 2, d’analyser le courrier reçu dans nos trois médias, j’ai pris alors totalement conscience, à travers ces centaines de lettres, de cette terrible réalité : en Algérie la torture fut massive et présente dans beaucoup d’unités.
Cela a été pour moi un choc. Et une question lancinante qui n’a jamais cessé de me tarauder : comment mon père s’est-il comporté ? Non que je le soupçonnais d’être un tortionnaire, mais, lui, l’ancien résistant, l’humaniste, comment a-t-il pu échapper à cette pratique courante qui, il faut bien le dire, a été érigée en système ? Et autre question… pourquoi avait-il été visé nommément ?
Plusieurs fois, j’ai eu des velléités de me rendre sur les traces paternelles. Je connaissais l’Algérie professionnellement, mais pas la Kabylie. Mais la décennie noire de la guerre civile avec les islamistes, jusque dans les années 2000, avait retardé le projet. De toute façon, c’était prématuré. En octobre 2013, pourtant nous avons sauté le pas, en famille. C’était mûr désormais. Qu’est-ce qui m’a poussé à franchir le Rubicon kabyle ? L’urgence de recueillir le témoignage des générations déclinantes.
Mais c’est plus encore l’expérience d’une mémoire pacifiée au cours d’un précédent voyage, organisé en septembre 2012 par l’hebdomadaire La Vie, à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie. Nous formions un groupe hétérogène : Pieds-noirs, anciens combattants, anciens coopérants et même couples franco-algériens… Avec chacun des émotions et des souffrances différentes. Cela aurait pu être explosif. Ce groupe hétérogène a été en fait très soudé. Sans doute parce que nous étions à l’écoute des uns des autres. En Algérie, ce fut un accueil fantastique de la population.
Il y eut aussi au cours de ce voyage, une rencontre étonnante à Oran. Un ancien appelé prenait des photos sur l’ancienne place d’armes, près du musée des Moudjahid, les anciens combattants. Il s’est fait aborder par un groupe de septuagénaires qui l’ont invité à boire un thé et l’on interrogé. Hésitant, il finit par lâcher qu’il est venu comme militaire. Comme radio d’un lieutenant qui a été tué durant sa permission en France. Et ces vieux algériens de lui raconter en détail les circonstances de l’embuscade et les exactions aveugles de l‘armée qui s’en suivirent. Et les voilà partis ensemble visiter son ancienne caserne, redevenue une école… Au moment de se quitter, deux heures après, les combattants des deux camps se sont étreints en échangeant un baiser de paix.
J’ai compris alors deux choses :
1-Entre les peuples et leurs dirigeants, le fossé reste grand. Sur la question de la mémoire, notamment. La vision qu’ont les algériens de la guerre d’indépendance est différente de celle du pouvoir qui continue à entretenir le mythe d’un peuple uni derrière le FLN qui a bouté le pouvoir colonial hors du pays. Or, pour les moins de 50 ans, « la Révolution », c’est la guerre de 14-18. Et pour les plus âgés, la mémoire est en voie d’apaisement. Côté français, même constat à l’envers, c’est-à-dire, on se heurte à un mur du silence gêné, on invoque l’amnistie. Et nos gouvernants respectifs n’ont cessé d’être ballotés par des intérêts divergents – entre pieds-noirs, anciens combattants, harkis, nostalgiques de l’Algérie française ou pro-indépendance… Et des deux côtés de la Méditerranée, on n’a jamais cessé d’instrumentaliser l’Histoire.
2- Deuxième constat, plus personnel : A la suite de cette scène de fraternisation entre combattants à Oran, je me suis dit que nous les fils du capitaine Escaffit, nous pourrions aller à notre tour à la rencontre de ceux contre qui notre père s’était battu.
Le voyage a eu lieu en famille avec mon frère et nos épouses, en octobre et novembre 2013. Mais seul problème, il y a des maquis djihadistes, dans ce secteur de Petite Kabylie. Le site du ministère des Affaires étrangères déconseillait formellement de nous rendre dans cette zone. On ne pouvait compter sur une escorte de la gendarmerie, comme cela se fait dans tout le pays, pour les touristes français ou américains qui le souhaitent.
C’est alors que s’est mise en place une étonnante chaîne algérienne de solidarité pour pouvoir mener à bien notre projet. Par amis d’amis qui avaient des connaissances, qui… Pour tomber sur un certain Rachid, un armateur, propriétaire d’un hôtel sur la côte kabyle qui déclare vouloir assurer notre sécurité. On a découvert plus tard que Rachid était le fils d’une résistante algérienne, blessée, qui avait été sauvée par un ancien officier de l’Armée française d’origine algérienne, celui qui deviendra le père de Rachid. Une vraie saga.
1er novembre, jour anniversaire du début du conflit (pas fait exprès !). La fameuse Toussaint rouge ! L’Histoire a d’étranges concordances, tout de même. 1er novembre en France c’est jour férié, comme en Algérie, mais pas pour les mêmes raisons. Comme le 8 mai 1945 où l’on célèbre là-bas la mémoire douloureuse des massacres de Sétif, qui préfigureront la guerre d’indépendance. Il y a aussi cette date du 5 juillet 1962 qui marque l’indépendance du pays. Mais cela rappelle aussi les massacres des pieds-noirs d’Oran et… l’anniversaire de la prise d’Alger en 1830.
1er novembre 2013, avec mon frère et nos deux épouses, nous étions sur le pied de guerre, pour nous rendre à une quinzaine de kilomètres dans les terres, là où mon père avait passé les derniers mois de sa vie. Notre escorte était composée de trois hommes en armes. Certains faisaient partie d’une milice patriotique combattant les islamistes. L’un d’eux avait descendu trois islamistes un mois plus tôt à deux pas de notre hôtel ! Je vous passe toutes les tribulations du chemin.
Nous voilà arrivés à un endroit occupé aujourd’hui par l’armée algérienne où l’on nous dit : « Voilà, c’est ici le poste que commandait votre père. » Ironie de l’histoire, ces militaires algériens se trouvaient dans le même état de siège que les militaires français, il y a 50 ans, cernés par un environnement hostile. En redescendant, nous voulions nous recueillir sur le lieu de l’attentat, nous tombons dans cet endroit totalement désert, sur un vieillard sorti de nulle part. Rachid a fait arrêter les voitures et l’a interpelé : « As-tu connu les militaires ici pendant la guerre ? » Et lui de répondre par l’affirmative. « Y-a-t-il eu des accrochages ? » Et de raconter, dans les détails, l’attentat à l’obus piégé qui a déchiqueté notre père et l’un de ses sous-officiers. Nous apprendrons quelques jours plus tard que cet homme de 91 ans, croisé par le plus grand des hasards, était l’un des poseurs de bombe. Nous n’avons pu rester sur place, dans cette campagne qui regorgeait de complicités islamistes.
Mais je n’avais pas de réponses à bien des questions : Comment était perçue la SAS, dans la population ? Pourquoi avait-on visé nommément mon père ? Quelle était l’exacte mesure de la répression après la disparition du capitaine ? Et quid de l’école qu’il avait fait construire ?
S’en ait suivi tout un travail de recherches. Je suis venu plusieurs fois à Vincennes au service historique de la Défense, j’ai recueilli également de nombreux témoignages, du côté des militaires qui avaient côtoyé mon père, mais aussi de ceux qui l’avaient combattu. Car, je suis retourné en Algérie au printemps 2014. J’ai appris que, s’il avait été tué, c’est parce que, au nom de l’éthique vis à vis des populations civiles, il n’avait pas voulu prendre un risque qui mettait en jeu des enfants. Je ne vous en dit pas plus sur les détails que je révèle dans mon livre.
J’ai pris connaissance aussi de ses débats de conscience, lui qui était entré dans l’armée à dix-huit ans, comme maquisard contre l’occupant allemand. Il aimait cette population, sans doute à la manière de l’époque où l’on pensait encore apporter la civilisation. La majorité des officiers SAS étaient souvent des humanistes. 1/3 officiers de carrière, 2/3 d’appelés. Parmi les appelés, on comptait des hommes comme Jean-Pierre Chevènement ou des séminaristes comme Jacques Gaillot, futur évêque ou encore Christian de Chergé, de Tibhérine. Son attirance pour l’Algérie est née notamment pendant cette guerre. Sauvé dans la SAS, par un Algérien, Mohammed, père de 5 enfants.
Quand j’ai entrepris ce récit, je ne savais pas ce que j’allais trouver au bout du chemin. J’ai pris un risque. J’étais prêt à l’assumer. Ce livre est une longue adresse à mon père, parfois douloureuse, mais toujours tendre. Ni héros, ni son contraire… j’ai, en fait, pu lui restituer son humanité, loin des clichés réducteurs. Même si je n’ai pas eu réponse à toutes les questions, même s’il demeure par définition, une part d’ombre. Dans la préface, Yasmina Khadra dit que mon livre est surtout la quête d’un apaisement, plus qu’une enquête. Certainement. Mais, il y a eu aussi un véritable travail d’enquête.

Ce fut cependant pour moi un parcours bordé de larmes, de révélations bouleversantes. Car, à cette occasion, j’ai eu connaissance d’exactions, de vengeances terribles contre des populations civiles, dont je n’ai trouvé aucune trace, ni même de vagues allusions, dans les archives de l’Armée. Amnistiées ! Donc oubliées. Ricœur faisait remarquer d’ailleurs que l’amnistie a les mêmes racines que l’amnésie. Et il citait les crimes perpétrés pendant la guerre d’Algérie qui ont été amnistiés, et qui ont créé une forme d’oubli. « C’est, disait-il ce qui continue à nourrir le ressentiment. »
Parmi quatre ou cinq témoignages recueillis, je vous livre une de ces exactions dont j’ai eu connaissance directement. Il s’appelle Ben. C’est un élève de mon épouse à l’alphabétisation du Secours catholique. Il habite Aix-en-Provence. Son père a disparu, avec une demi-douzaine d’autres hommes de son village, près de Tlemcen. En représailles à des sabotages, il a été pris en otage. Et ils ont été emmurés dans une grotte, peut-être vivants. On ne sait pas exactement. On ne les a jamais retrouvés. Le père de Ben, un homme d’un certain âge, avait combattu dans l’armée française contre l’occupant nazi.
Non, il n’était pas facile d’avancer au milieu de demi-vérités enterrées parfois sous le poids de la honte. Je me suis attaché à faire émerger des paroles suintant la souffrance. Sans compte à régler. Avec simplement le souci de voir sortir de cette vérité, une mémoire apaisée.
De cette expérience, je retiens trois choses :
1 -L’étonnante chaîne de solidarité des Algériens, au cours de notre voyage et de mes recherches. Nous avons été aidés par de nombreux amis, souvent inconnus.
Je vous cite une anecdote. Le jour où nous revenions de notre expédition dans le maquis, Rachid nous a invités dans un restaurant de poissons. Au moment d’aller payer la note, il a eu la surprise de constater que quelqu’un était déjà venu payer. Nous étions pourtant près de dix convives. C’était un ami à lui qui était venu le saluer à table et à qui il avait raconté notre histoire. Je dois vous dire que cela nous a bouleversés.
Quand je suis retourné en Algérie, fin avril 2014, je n’ai pu rencontrer l’homme qui avait posé la bombe, c’était devenu encore plus dangereux de se rendre dans ce secteur (plus loin, 16 militaires tués dans une embuscade. Depuis Hervé Gourdel). Et Rachid s’était fait remonter les bretelles par les sommets de la sécurité militaire qui avait été évidemment mis au courant. Il est allé voir le vieil homme avec des questions précises que j’avais préparées. En revanche, j’ai pu rencontrer des maquisards qui avaient combattu mon père. L’un d’entre eux m’a dit : « Quand on a décidé de le supprimer, ne crois pas que c’est l’homme que l’on visait, mais c’était l’officier. Pour nous, c’était un trophée de guerre. »
La Kabylie, était restée longtemps juste un piton rocheux accroché à la mémoire, elle est devenue désormais peuplée de visages connus, voire de visages amis. Certains ont pris des risques pour nous accompagner. Je revois le sourire triste de Farhat, l’homme à la Kalachnikov qui a mené un combat sans merci contre les islamistes. Je suis retourné avec Rachid au printemps 2014 le voir dans sa cachette dans la montagne. Car il se terre avec des tueurs aux trousses.
2- Il ne peut y avoir de réconciliation sans la reconnaissance des souffrances de chacun. Dieu sait s’il y en a eu : populations civiles et combattants dans les deux camps, les pieds-noirs que l’on a déracinés brutalement, les harkis abandonnés, exécutés sommairement…
Sous prétexte que l’on a fait pire de l’autre côté, on refuse souvent de reconnaitre celle d’autrui. Dans l’appel à témoignages de lecteurs que j’avais lancé, j’ai reçu aussi des lettres de reproche. « Il n’est pas souhaitable que la France s’agenouille pour implorer le pardon des Algériens. C’est remettre à vif des souvenirs douloureux et vouloir oublier ce que nos soldats ont aussi connu et ceux qui sont morts sous la torture. » C’est vrai, il ne faut pas le nier. Mais, n’oublions pas non plus qu’il y a eu dix fois plus de morts côté Algériens que Français.
Le psychanalyste Jacques Arènes avec qui j’ai travaillé sur un hors-série Pardon me confiait « Nos propres blessures narcissiques nous empêchent trop souvent de voir les blessures infligées à l’autre. »
Tout au long de mes recherches, je me suis retrouvé dans une posture assez étrange et paradoxale. Certes, j’étais sensible aux morts français, aux récits des embuscades d’un ennemi invisible. A la peur qu’ont pu éprouver ces appelés français. Mais je n’ai jamais pu oublier les morts d’en face, les disparitions tragiques….
Quand j’ai visité, par exemple, des maquis algériens dans les Aurès, il m’est revenu instinctivement, comme un flash, la découverte du maquis de mon père dans le Tarn en 1944. Même topographie des lieux, même plan de fuite, même peur et mêmes armes, face à un adversaire beaucoup plus puissant. Quelles qu’elles soient, toutes les souffrances sont respectables à mes yeux. C’est vrai, des deux côtés. Il n’y a pas de bons ou de mauvais côtés de la souffrance.
1 Chaine de solidarité algérienne. 2 Reconnaitre toutes les souffrances qui sont respectables. 3e leçon :
3 – Il n’y a pas de devoir de mémoire sans devoir de vérité, que j’ai mis en exergue de mon livre. Je pense qu’il faut du temps pour le réaliser, quel qu’en soit d’ailleurs l’objet. Cela a été mon cas. 54 ans après ! La France a mis du temps, mais a entrepris ce travail de vérité. Un travail encore loin d’être achevé. Il reste des non dits importants que je n’ai pas pu débusquer dans les archives, mais que des témoignages m’ont révélés.
Cependant, ce travail, qui est tout de même avancé en France, n’est pas encore du tout au programme en Algérie. Du moins chez les autorités pour qui la guerre de Libération reste un mythe fondateur de l’Etat algérien. Il demeure les discours de la propagande officielle, colportant encore des chiffres fantaisistes de victimes (un million et demi, alors que tous les historiens sérieux donnent une fourchette entre 300 et 400 000). Il reste les propos incantatoires du pouvoir sur le soulèvement spontané de tout un peuple autour du FLN. Alors que l’on sait qu’il y a eu des épurations terribles, notamment contre le MNA (l’organisation rivale du FLN) et sur les populations qui ne se ralliaient pas. Cela reste un sujet tabou.
Il y a un message que je tente de faire modestement passer à nos amis algériens dans ce livre : « Regardons notre histoire en face, vous comme nous ». Non pour nous exonérer de nos propres responsabilités mais pour se parler en vérité. Plutôt que de vouloir instrumentaliser l’Histoire, avec d’un côté des déclarations officielles sur les côtés positifs de la colonisation et de l’autre, expliquer les problèmes de l’Algérie aujourd’hui par l’exploitation coloniale (cf Bouteflika Indécent). Il ne peut y avoir de réconciliation sans la reconnaissance de la part de responsabilité de chacun dans des domaines différents. Dans un dialogue en vérité. Pour se défaire des fantômes qui empoisonnent encore nos relations.
Je pense que le temps est venu de montrer, comme l’écrit Yasmina Khadra dans la préface de mon livre : « qu’il y a toujours la vie en face et que là où les armes ont chahuté les rêves, la main fraternelle est capable de reconstruire ce qui a été détruit. » Il n’y a pas de réconciliation possible, sans recherche commune de la vérité : C’est cette conversion de la mémoire, qu’évoquait Paul Ricœur, qui peut permettre un regard vers le futur.
Alors, pourra-t-on un jour écrire une histoire commune de cette guerre ? Cette question, on me l’a souvent posée et je me l’a suis évidemment posée. Pour tenter d’avoir une réponse, je me suis adressé à l’historien Benjamin Stora. Lui qui travaille pourtant avec des historiens algériens, pense que ce sera très difficile. Pour une simple raison : nous Français faisons remonter le début de la guerre au premier novembre 1954, alors que pour les Algériens, c’est 1830, le début de la colonisation.
Sans remonter si loin, Je ne vous apprendrai rien en vous disant que le divorce avec ceux que l’on appelait les Français musulmans est bien antérieur à 1954, et même au 8 mai 1945, qui évoque là-bas les massacres de Sétif. J’en ai pris conscience tout au long de mes voyages, dans des lieux précis de mémoire. Il suffit de lire la liste des noms de certains monuments aux morts de la guerre de 14-18…
Et l’on est surpris rétrospectivement de constater la cécité des politiques devant le fossé qui n’a cessé de se creuser, souterrainement, pendant les décennies suivantes.
Pour conclure, je voudrais évoquer un homme qui a marqué ma vie professionnelle et personnelle. Un dominicain, sur lequel j’ai coréalisé un film-documentaire pour France 2 « Le Jour du Seigneur ». Il s’appelait Pierre Claverie, c’était l’évêque d’Oran. Il a été assassiné le 1er août 1996. Près de quatre mois après les frères de Tibhirine. Ce pied-noir a découvert tardivement l’existence de l’autre, ce Français musulman qu’il côtoyait pourtant quotidiennement, mais dans l’indifférence de sa bulle coloniale. Cette reconnaissance, il l’a poussée jusqu’à partager la vie et les mêmes risques que les Algériens durant la décennie noire, qui a fait 200 000 morts. Pierre Claverie a écrit : « Le dialogue est un esprit par lequel l’autre me révèle une part de vérité qui me manque encore.»
Jean-Claude Escaffit  @avril 2015