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Edgar Morin, 100 ans : Pour une éthique de l’info.

En hommage aux 100 ans, de ce philosophe-anthropologue toujours actif, voici le texte lumineux d’une intervention devant les lecteurs et la rédaction de La Vie que je lui avais demandée en avril 2008. En quoi le travail du sociologue peut-il rejoindre celui du journaliste ? Merci et tous mes vœux, cher Monsieur Morin !

« L’événement, c’est l’écume de la réalité. La sociologie ne s’y intéresse pas. Les sociologues sont des gens prudents. Ils font leur prévision rétrospectivement, une fois l’événement passé ! En étant l’instigateur d’une sociologie du présent, je fais partie d’une espèce particulière. Je m’appuie sur des évènements pour tenter de déchiffrer des réalités, L’événement apportant une certaine surprise, que ce soit Mai 68, l’attentat du 11 septembre, l’éclatement du communisme, nous montre que nos structures de compréhension n’ont pas bien fonctionné. Il nous oblige à réviser notre façon de penser. Déchiffrer l’événement, c’est fondamental. Et c’est le travail du journaliste, qui est en tête à tête avec lui. Faire des articles à chaud, c’est prendre des risques. J’en sais quelque chose, puisque j’ai été amené à en faire en 1968. Je vois des rapports de cousinage entre ma façon d’être sociologue et le journaliste. Le travail du journaliste qui doit déchiffrer l’essentiel, n’est-il pas plus difficile aujourd’hui, dans cette montée de l’insignifiance et du sensationnalisme ? Quelle éthique de l’information envisager dans ce contexte ?Cela suppose d‘examiner des mots comme Information, connaissance, communication. compréhension.

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La communication n’apporte pas la compréhension. Cum-prehendere en latin signifie saisir ensemble, embrasser sous ses différents aspects. L’appréhension est par essence complexe. C’est appréhender divers aspects d’une réalité ou d’une personnalité. Ne pas réduire par exemple un homme public à un seul aspect de sa personnalité. La première éthique journalistique, c’est de les prendre tous en compte. Cela suppose aussi une compréhension humaine, une certaine empathie. On ne peut pas comprendre d‘une manière glacée. Hegel disait : si j’appelle criminel quelqu’un qui a commis un crime, cela veut dire que je réduis son identité à ce seul acte. Et que j’élimine tous les autres aspects de sa personnalité. L‘éthique de l’information passe par la volonté de compréhension d’autrui. Cette compréhension est en crise un peu partout : dans les rapports humains, entre religions, dans les relations diverses, la famille…Venons en maintenant à Information et connaissance. Le poète anglais, Eliot s’interrogeait : quelle est la connaissance que nous perdons dans l’information ? Et quelle est la sagesse que nous perdons dans la connaissance ? L’erreur c’est de penser que l‘information, c’est de la connaissance. C’est plutôt un fragment de réalité qui nous interroge. Pour qu’elle devienne de la connaissance, l’information doit être intégrée dans un contexte. Elle est pertinente que si elle est contextualisée. Comment se fait-il par exemple que la science économique qui est très avancée dans la précision mathématique amène les économistes à se tromper si souvent dans leurs prédiction ? Tout simplement parce qu’elle n’existe pas en vase clos. L’économie est immergée dans la société, tributaire de nombreux événements. Sans contextualisation une connaissance devient myope, parfois aveugle. En revanche, une connaissance capable de contextualiser est plus pertinente que la science la plus sophistiquée qui ne l’est pas. Ce n‘est pas seulement une tâche d’intelligence, mais aussi éthique. Les deux notions sont liées étroitement. Malheureusement, la prolifération d’informations, au lieu de servir à la connaissance, qui organise les informations, l’obstrue. Il faut cependant sauvegarder l’information, même si elle est gênante, mais il faut l’intégrer dans une connaissance plus large, organisée mais non dogmatique. Le journalisme n’est pas qu’une technique, c’est un art. Contrairement à ce que l’on croit, nous ne sommes pas dans une société de la connaissance, mais des connaissances. La tragédie, c’est l’enseignement séparé des disciplines, alors que la réalité n’obéit pas à la classification des universités. Notre mode de compréhension morcelée nous rend incapable de voir les problèmes fondamentaux et globaux. C’est pourquoi il y a aujourd’hui une crise de la connaissance. Il faut partir aussi de l’idée exprimée par le philosophe Ortega …. Et cassete nous ne savons pas ce qui se passe, mais c’est cela justement qui se passe. Souvent un événement capital est complètement ignoré, parce qu’il se situe dans les profondeurs, là où les antennes de la presse n’arrivent pas. Quand on a découvert dans les années 30, la structure de l’atome, ce fut un non événement, hormis pour les physiciens. Cela deviendra quelques années plus tard, un événement capital dans l’Histoire, avec la confection de la première bombe atomique et Hiroshima. Le journaliste devrait être aussi un peu plus explorateur pour aller voir ce qui se passe dans les sous sols. En dernier lieu, l’information dépend de l’accessibilité aux sources. L’art d’un pays totalitaire c’est d’empêcher l’information de sortir. On l’a vu et on le voit encore en Chine. Il est vital d’avoir une pluralité d’information. Sans pluralité de sources, il n’y a pas de liberté de la presse. Combien de témoignages sur l’URSS ou la Chine sont restés confidentiels. Peu après la révolution des œillets au Portugal, la volonté d’installer un pouvoir fort, s’est accompagné de la tentative de suspension d’un journal indépendant : Republica. En France, un éditorialiste du Monde a écrit : le plus important, c’est de donner à manger au peuple, plutôt que de lui donner de l’information. Je me suis opposé à lui dans le Nouvel Observateur en ces termes : ne pas donner d’information, ce n’est pas lui donner non plus à manger. Sacrifier l’information, c’est sacrifier aussi les besoins vitaux d’une société. Aujourd’hui, l’inflation de nouvelles conduit à une intoxication informationnelle. Cela amène au divertissement au sensationnalisme et à la peopolisation (…) L’autorégulation fait partie de l’éthique de la presse. »
@ Jean-Claude Escaffit/La Vie