Cela a été très longtemps tabou. Au niveau officiel, les autorités politiques et militaires ont pratiqué le déni. Depuis une vingtaine d’années, de nombreux témoignages sont parus dans les médias, dont ceux pour qui j’ai travaillé, La Croix et La Vie. Ces témoignages ont aussi contribué à libérer la parole et permis d’avouer la honte d’appelés du contingent qui en avaient été des témoins souvent passifs, voire des complices. Très souvent, ils n’avaient jamais parlé à leurs proches de cette guerre traumatisante. Si la torture n’est plus un tabou, elle reste un sujet très douloureux et un facteur de division… même si on trouve peu de monde aujourd’hui pour la justifier pleinement, du moins publiquement.
Votre point de vue sur la guerre a-t-il évolué avec le temps ? Si oui, de quelle manière ?
Fatalement, entre l’enfant qui en voulait à ceux qui lui avaient enlevé son père et l’adulte qui a forgé de solides amitiés algériennes… Mais ce qui a fait le plus évoluer ma vision, c’est de travailler sur les origines de cette guerre, sur ses causes et donc sur la question de la colonisation. On se rend compte que le divorce avec ceux que l’on appelait les Français musulmans remonte à très loin, notamment à la fin de la guerre de 14-18, voire avant. Et l’on est surpris de constater rétrospectivement la cécité des politiques devant le fossé qui n’a cessé de se creuser, souterrainement, pendant les décennies suivantes.
Etes-vous favorable à une repentance de l’Etat français réclamé par l’Etat algérien?
Non. Pas plus que d’inscrire les côtés positifs de la colonisation dans nos manuels scolaires. C’est une manière d’instrumentaliser l’Histoire à des fins partisanes. Se repentir d’avoir colonisé l’Algérie ? C’est un fait historique. Comme les conquêtes des deux Amériques, les conquêtes arabes ou l’occupation romaine de l’Europe. En revanche, je pense que la France pourrait dire officiellement ses regrets sur des exactions, des discriminations, des confiscations de terre dont ont été victimes les populations autochtones. Sortons d’incantations abstraites pour parler de faits précis. Un peu comme l’a fait le président Chirac à propos de la rafle du Vel d’hiv, en 1942 à Paris, ce qui permettait de reconnaitre ainsi la collaboration de l’Etat français avec l’occupant nazi.
Quel est votre jugement sur la vision du FLN en Algérie ?
Le Front de Libération national algérien se sert de la colonisation et de la guerre d’indépendance pour faire oublier les problèmes internes. En Algérie, c’est un unanimisme de façade qui fait perdurer le mythe fondateur de l’Etat algérien et qui permet le maintien du parti au pouvoir. Avec des chiffres fantaisistes sur le nombre de morts. Les manuels officiels algériens parlent d’un million et demi, alors que les historiens sérieux des deux pays s’accordent sur une fourchette de 300 à 400 000 pour l’Algérie contre 30 000 côté français. Il y a aussi des propos incantatoires sur le soulèvement spontané de tout un peuple autour du FLN, de son drapeau, de ses martyrs et de ses héros. La réalité est assez différente. Il faudra bien un jour que le pouvoir algérien reconnaisse ses guerres intestines et ses exactions. Il n’y a pas de devoir de mémoire, sans devoir de vérité. C’est ce que je plaide de part et d’autre de la Méditerranée.
Les lobbies mémoriels sont-ils une réalité selon vous ? Ont-ils un poids important?
– Oui, en France comme en Algérie. Ils sont révélateurs d’une certaine vision de l’Histoire et de la volonté de la réécrire. Au gré des commémorations et des récits, on a parfois l’impression de ne pas évoquer la même guerre, d’évoluer dans des décors différents. En ce sens, on peut parler de guerre des mémoires.
Le temps d’oubli après la guerre était-il nécessaire selon vous ? Revendiquez-vous un droit à l’oubli ?
Oui si l’oubli n’est pas l’amnésie. Malheureusement, on a longtemps été dans le déni, dans l’occultation de la réalité. Ces traumatismes refoulés n’ont fait que raviver blessures secrètes et ressentiments tenaces. Il serait temps de regarder notre histoire en face.Une manière de considérer ensemble nos responsabilités. Non pour renvoyer l’autre à ses torts et ses errements. Mais pour solder les comptes de nos propres histoires. C’est la condition nécessaire d’une mémoire apaisée qui permettrait de tourner la page.
Quel est le rôle des intellectuels dans la recherche d’un apaisement des mémoires ?
Déjà, ils permettent de prendre du recul. Des historiens des deux pays travaillent ensemble pour une Histoire partagée. Nombreux aussi ceux qui sont engagés dans la réconciliation. Comme le grand écrivain algérien Yasmina Khadra, qui a eu un coup de cœur pour mon livre. Il a écrit dans la préface : « J’aime le livre de Jean-Claude Escaffit pour sa stupéfiante simplicité de prouver que les ennemis d’hier ne sont pas forcément ceux d’aujourd’hui. » Son père s’était battu contre le mien.
Je crois beaucoup à la possibilité d’une mémoire apaisée grâce à la génération montante des enfants et petits-enfants des combattants des deux pays. A condition d’avoir fait, de part et d’autre, un véritable travail de vérité.
Recueilli par Pierre Coquelle